Saint-Julien, septembre 1944
Les adolescents ont par hasard assisté à la fusillade de soldats allemands dans le cimetière. Pauline s'est évanouie et depuis elle est en grande souffrance psychologique, dans une profonde mélancolie. Ses camarades essaient de la sortir de cet état en lui montrant leur affection.
Pauline n’allait pas mieux. Elle était enfermée
dans une sorte de torpeur qui l’empêchait de quitter sa chambre, voire son lit.
Elle n’avait goût à rien, même pas à manger et c’est juste si elle absorbait un
minimum de nourriture après que sa mère ou Noémie Capet aient longuement
palabré avec elle. Le Docteur Lestrade était venu la voir. Il disait qu’elle
avait eu une forte commotion nerveuse et que cela passerait probablement avec
le temps. Pour l’instant il ne lui donnait pas de médicaments mais il fallait
la surveiller et surtout éviter qu’elle ne reste seule trop longtemps. Il avait
rassuré sa mère mais comme elle était de la partie il ne s’était pas montré
exagérément optimiste : « Tu comprends, il ne faudrait pas qu’elle
nous fasse une dépression nerveuse. Elle a des amis ? Des filles ou des
gars de son âge ? Il faut qu’ils viennent la voir pour lui changer les
idées ». Michel et Riri ne se firent pas prier, les copines non plus, si
bien que la chambre de la jeune fille ne désemplit pas pendant deux jours.
Malgré toute leur bonne volonté et leur entrain Pauline resta murée dans un
silence entrecoupé de monosyllabes. Elle avait parfois un sourire triste quand
une copine lui racontait une « histoire secrète de filles » ou quand
un autre faisait le pitre, mais cela n’allait pas plus loin. Les garçons qui
l’avaient accompagné au cimetière étaient particulièrement inquiets et ne
savaient que faire pour la distraire. Riri lui avait fabriqué des petites
maquettes en bois représentant des instruments agricoles comme il savait si
bien le faire. Elle avait apprécié le cadeau mais cela n’avait pas amélioré les
choses. Elle avait même un peu pleuré…
Pour ne pas être de reste Michel lui avait
dit :
-
Aimerais-tu que je te fasse un peu de
musique ?
-
Si tu veux, ça ne me dérange pas.
Devant le peu d’enthousiasme il avait attendu le
lendemain matin et il était revenu le violon à la main. Riri était déjà là, les
autres ne viendraient que l’après-midi. Michel dit :
-
Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Du
classique, des chansons ?
-
Une chanson.
-
D’accord, je dois toutes les connaître.
Laquelle veux-tu ?
-
Lili Marlène.
-
Lili Marlène ? T’es sûre ? Ce n’est
pas gai !
-
En plus c’est une chanson de Boches, rajouta Riri.
-
Pas du tout, répondit Michel, tout le monde la
chante. Tiens, à Radio Limoges on entend Suzy Solidor en ce moment. Les
chansons de Chleus c’est plutôt: "Ich hätt einen Kameraden" ou "Halli Hallo". La première est
triste, ils pensent à leurs camarades qui sont morts à la guerre, la seconde
est un chant de marche.
-
Moi je trouve que la musique est jolie, dit
Pauline.
-
Tu as raison. Allons-y pour Lili Marlène. Je la
joue en pensant fort à toi, pour que tu guérisses.
-
Tu es gentil…
Dès les trois premières mesures on s’aperçut qu’il
y avait quelque chose de changé et Michel en fut le premier surpris. Le violon
était toujours le même mais il produisait un son différent, un son qui prenait
aux tripes, un son qui donnait la chair de poule, qui faisait du « courant
électrique » dans le dos. Riri qui avait encore quelque chose à dire se
tut brusquement. Michel s’arrêta, regarda son instrument, ses compagnons.
Devant le regard courroucé de ses amis il reprit le violon et recommença. Le
prodige se renouvela. Le garçon, étonné par ce qui se passait, se mit à penser
de plus en plus fort à sa copine. Il se disait « Pourvu que ça dure, c’est
la première fois qu’elle s’intéresse à quelque chose depuis… l’accident. Allez,
satané violon, arrache-toi les tripes, fait vibrer tes boyaux de
chat ! ». Il ne comprenait pas encore que c’étaient ses propres
sentiments qui transitaient par la voix son instrument.
Pauline ne tint pas plus d’un couplet et un refrain :
elle éclata en bruyants sanglots qui lui secouèrent tout le corps. Michel
s’arrêta de jouer. Les garçons, effrayés, la regardaient bêtement sans bouger.
Riri s’approcha le premier, lui prit la main :
-
Ne pleure pas Pauline, tu n’aurais pas dû
écouter cette chanson, ça te fait du mal !
La fille ne pouvait pas parler tellement ses pleurs
étaient violents mais elle fit « non » de la tête. Michel vint à son
tour près d’elle, s’assit sur le lit, lui saisit l’autre main. Elle le regarda
et reprenant son souffle lui dit :
-
Comment t’as fait ?
-
Fait quoi ?
-
Joué comme ça. Tu ne l’avais jamais fait avant.
-
Je ne sais pas. C’est venu tout seul.
-
Qu’est-ce que c’était beau ! Pas vrai
Riri ?
-
Tu peux le dire ! Mois qui ne suis pas
musicien ça me faisait dresser los piaus[1] !
-
Je ne sais pas, je n’ai rien fait de plus que
d’habitude. Je voulais très fort que Pauline guérisse. C’est peut-être pour ça.
-
Probablement que cette fois tu y as mis tout ton
cœur, comme si tu désirais que la musique soit un remède pour moi.
-
C’est sûrement ce que voulait dire mon
professeur : « Schneider vous avez une excellente technique et
beaucoup de facilité. Il vous manque encore de la sensibilité, mais cela ne
s’acquiert pas dans les cours. Vous n’avez pas encore assez vécu, Schneider, ça
viendra avec le temps. » Je n’avais pas compris à ce moment.
Pauline changea de sujet :
-
Vous savez, les garçons, ça m’a beaucoup choqué
l’autre jour au cimetière, surtout pour le troisième type quand le mur a été
tout sali. Vous aussi vous avez été choqués ? Je n’en ai pas eu
l’impression.
-
Bien sûr que si ! Tu penses bien !
C’était dégueulasse dit Riri, approuvé par Michel qui ajouta :
-
Oui, mais on est des gars, on ne doit pas le
montrer. On doit être forts.
-
Maintenant je peux enfin en parler et ça me fait
du bien. Vous savez, quand on a avalé quelque chose que l’on ne digère pas, ça
tourne dans l’estomac et ça ne veut pas passer. Eh bien c’était pareil.
Maintenant c’est comme si j’avais vomi, je suis soulagée. C’est la musique de
Michel qui m’a débloqué les boyaux… de la tête !
Elle rit de son bon mot, ses compagnons
l’imitèrent, riant avec excès pour exorciser le drame dont le souvenir les
poursuivrait jusqu’à la fin de leur existence. Cela permit d’expliquer des
larmes qui n’avaient en fait aucun rapport avec leur hilarité forcée.
Quand Hélène revint à la maison elle eut la très
agréable surprise de voir que sa fille était en train de cuisiner.
« Ah ! Te voilà enfin, maman, je crève de faim, j’ai commencé à
préparer à manger. »